À travers « Mondes marins », Pierre et Gilles font des Franciscaines leur nouveau port d’attache

0
66

Depuis l’ouverture des Franciscaines, la ville de Deauville trace un sillage original dans le monde de l’art visuel contemporain. Et en accueillant le duo Pierre et Gilles pour une exposition-fleuve, elle s’ancre définitivement dans la cartographie européenne des territoires de la photographie plasticienne. Jusqu’au 4 janvier 2026.

Depuis mai 2021, un ancien couvent de sœurs franciscaines a été transformé en un complexe culturel d’un nouveau genre : musée, médiathèque, salle de spectacle et espace de vie fusionnent aux Franciscaines, conçues par l’architecte Alain Moatti. Le projet, mené par la Ville de Deauville, ne cache pas son ambition : faire exister une destination balnéaire patrimoniale comme un pôle artistique contemporain à part entière. Et le pari semble gagné. Avec plus de 780 000 visiteurs en quatre ans, une programmation audacieuse mêlant photographie, spectacle vivant, littérature et numérique, les Franciscaines renversent les clichés. C’est dans ce lieu que Pierre et Gilles, les alchimistes de l’image baroque, installent jusqu’en janvier 2026 leur univers marin dans une exposition inédite : Mondes Marins.

Pierre et Gilles, marins du fantasme, ne font qu’un. Depuis leur rencontre en 1976, Pierre Commoy et Gilles Blanchard signent une œuvre à quatre mains : l’un est photographe, l’autre peintre. Ensemble, ils façonnent une mythologie queer, pop, sacrée, érotique. Leur signature : des portraits mis en scène, imprimés sur toile puis peints minutieusement. Le résultat : une galerie d’icônes – chanteurs, anonymes, travestis, enfants, militaires, saints et sirènes – transfigurés par leur regard tendre et outrancier. Dans cette exposition, leur lien à la mer prend le large. Né à La Roche-sur-Yon, Pierre a la Vendée dans les veines. Gilles est Havrais. Depuis leurs premiers autoportraits marins en 1977 jusqu’aux créations inédites de 2025, la mer irrigue leur imaginaire. Elle est décor, sujet, prétexte. Elle est aussi une métaphore : entre désir et perte, beauté et catastrophe.

Plongée dans les Mondes Marins

Près de 70 œuvres sont exposées aux Franciscaines, dont quatre ont été créées spécialement pour l’occasion, confirmant un attachement croissant des artistes à Deauville. Le parcours s’articule autour de six sections : marins, ports, fonds marins, mythologies, naufrages, autoportraits. On y croise le regard vide du « Docker noir », alangui sur des sacs de café, dans une scène qui pourrait illustrer un poème de Genet. Plus loin, Isabelle Huppert en Ophélie flottante, sirène rousse évanescente dans les eaux troubles du Havre. On retrouve aussi Nina Hagen métamorphosée en Amphitrite punk nacrée, ou encore Sylvie Vartan, figure tragique et pop, « de l’autre côté de l’amour ». Sous les paillettes, la mélancolie. Sous le kitsch, la critique. Le naufrage, ici, évoque autant le sida que l’effondrement écologique. La sirène n’est plus seulement l’objet du désir, elle est aussi le témoin d’un monde qui coule.

Pierre et Gilles composent une fresque dans laquelle le marin devient tour à tour éphèbe grec, icône gay, soldat perdu. Leurs marinières sont des uniformes sentimentaux, leurs décors des sanctuaires païens. Leurs modèles – Tahar Rahim, Mica Argañaraz, Etienne Daho – ne posent pas : ils habitent une fiction. Leur art convoque Jean Cocteau, les préraphaélites, la culture catholique, les drag queens, les clips des années 1980, les chromos de sainte Philomène et l’esthétique de Demy. Le tout se fond dans une tension constante entre le trivial et le sacré, le désir et la mort.

Le dispositif scénographique, signé en collaboration avec Les Franciscaines, accentue cette immersion. Les salles s’enchaînent comme autant de scènes de théâtre : on entre dans une cale, on plonge dans une grotte, on ressort dans un port. Les cartels, précis et poétiques, laissent place à l’interprétation. Si l’exposition fait événement, c’est aussi parce qu’elle s’inscrit dans une dynamique plus large. Depuis plusieurs années, Deauville tisse un lien fort avec la photographie. Le Festival Planche(s) Contact, créé en 2010, a installé une tradition de commandes photographiques à des artistes contemporains – notamment plasticien·nes, documentaristes, vidéastes – pour créer des œuvres in situ.

Ce que montrent les Franciscaines, c’est que la photographie contemporaine n’est plus une simple capture du réel. Elle est mise en scène, recréation, hybridation. Chez Pierre et Gilles, l’image est une construction totale : décor, costume, maquillage, lumière, retouche, peinture. Chaque œuvre est le fruit d’un rituel précis, d’une lente gestation, à l’opposé de la photographie de presse ou de mode traditionnelle. Ce travail de plasticien trouve à Deauville un écrin rare, capable d’articuler exigence muséale, médiation active et plaisir du regard. Ce n’est pas un hasard si l’œuvre Philomène (2021), don des Amis des Franciscaines, a été le déclencheur de cette exposition : ce tableau-symbole, à mi-chemin entre spiritualité et écologie, incarne la ligne artistique du lieu.

À travers les Franciscaines, Deauville affirme une politique culturelle ambitieuse et cohérente : valoriser la création contemporaine, ouvrir les pratiques, mettre en avant des formes artistiques hybrides. Et surtout, donner à la photographie une place centrale, non pas comme témoignage mais comme acte créateur. Il y a dans la relation entre Pierre et Gilles et Deauville une forme de fidélité naissante. Les artistes ne se contentent pas d’exposer : ils créent pour le lieu, avec le lieu. Cette porosité entre territoire et œuvre est au cœur de leur pratique. Et elle s’accorde avec la philosophie des Franciscaines : faire du musée un lieu de vie, pas seulement de contemplation. Pierre et Gilles, en nous embarquant dans leur odyssée intime, nous rappellent que la mer est autant un miroir qu’un vertige. Et que l’art, lorsqu’il ose hybrider les genres, peut éclairer nos naufrages comme nos rêves.

Toutes les oeuvres de Pierre et Gilles exposées aux Franciscaines