C’est un lieu unique au monde : sous les voûtes gothiques de la basilique de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) reposent, ou ont reposé, plus de soixante-dix rois et reines de France, du haut Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime. Clovis, Dagobert, François Ier, Catherine de Médicis, Louis XVI et Marie-Antoinette, les enfants de Saint Louis, les derniers Bourbons… Tous y dorment, ou du moins ce qu’il reste d’eux depuis les profanations révolutionnaires. La mémoire de plus de mille ans de monarchie affleure ici, sous les dalles ou entre les gisants sculptés. Et pourtant ! Il faut bien le constater lors d’une visite dominicale, sous un chaud soleil de printemps : rien n’est fait pour que cette histoire exceptionnelle nous parle encore aujourd’hui. Pour preuve : à peine 140 000 visiteurs par an, à comparer aux 19 millions de Notre-Dame de Paris ou aux 13 millions du Sacré-Cœur. Un gâchis, voire un scandale.
Dès l’entrée, le malaise s’installe. Alors que la façade impressionne, le sentiment qui s’impose est celui d’un lieu laissé en friche. Ce monument majeur de l’histoire de France se présente comme une église de village délaissée : des estrades vides, des tables poussées dans les coins, des bouquets de fleurs artificielles poussiéreuses, des prospectus punaisés sur des tableaux… Rien n’est mis en scène, peu de choses sont expliquées pour ceux qui ne prennent pas d’audio-guide. Où sont les cartels clairs, les dispositifs narratifs qui aideraient à comprendre les symboles, les dynasties, les enjeux de pouvoir ? Même les gisants sont souvent anonymes. Et ce n’est pas le maigre dépliant distribué à la billetterie qui peut y remédier. Dans la crypte, l’éclairage, d’une pauvreté consternante, plonge les stèles dans une pénombre qui gomme les détails. On avance presque à tâtons, sans pouvoir déchiffrer les épitaphes de nos plus grands rois..
Et pourtant, il y aurait tant à dire ! L’abbatiale de Saint-Denis, chef-d’œuvre du gothique initié par l’abbé Suger en 1135, fut le berceau d’une vision politique et spirituelle du pouvoir, où l’architecture elle-même devenait un outil de légitimation monarchique. Suger y invente un art nouveau – lumineux, élancé, symbolique – qui célèbre à la fois la gloire de Dieu et celle des rois. Le chœur, baigné de lumière, figure la Jérusalem céleste ; le déambulatoire permet au visiteur de circuler autour des tombes comme dans une liturgie perpétuelle. En plaçant les souverains au plus près de l’autel, au cœur de l’espace sacré, il affirme que leur autorité vient de Dieu. La basilique devient alors un manifeste politique : elle fonde une continuité dynastique, elle incarne le lien indissoluble entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel. Et aujourd’hui ? Rien de tout cela ne transparaît.
Dans ce contexte, l’exposition temporaire visible jusqu’au 21 septembre, Les Gisants de lumière de la peintre américaine Gael Mooney – pastels et peintures inspirés des sculptures funéraires – laisse perplexe. Sans remettre en cause la sincérité du geste artistique, on ne peut que s’interroger sur le choix du lieu. La basilique de Saint-Denis porte une telle charge symbolique qu’elle devrait être réservée à des expositions à la hauteur de ce qu’elle représente : la matrice de l’histoire de France.
Il est temps que l’État, les institutions patrimoniales et les responsables culturels prennent la mesure de ce gâchis. Saint-Denis est une mémoire nationale. À l’heure où l’on s’interroge sur la transmission du passé aux jeunes générations, il est plus que regrettable qu’un tel trésor reste si mal raconté. Les guides, pourtant, ne manquent ni de bonne volonté ni de passion : leurs discours sont souvent riches, vivants, documentés. Mais il est consternant de les voir assis sur leur petite chaise, comme à une kermesse, attendant que leur groupe se présente pour transmettre leur savoir.
Alors oui, la flèche revient. C’est un symbole fort. Mais il faut aussi que l’esprit revienne. Il faut rouvrir le récit, repenser le parcours, faire revivre les illustres défunts autrement Ce lieu mérite un projet muséographique à la mesure de ce qu’il incarne. Pas juste une flèche. Une vision.