Saint-Denis, la grande oubliée de notre roman national

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C’est un lieu unique au monde : sous les voûtes gothiques de la basilique de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) reposent, ou ont reposé, plus de soixante-dix rois et reines de France, du haut Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime. Clovis, Dagobert, François Ier, Catherine de Médicis, Louis XVI et Marie-Antoinette, les enfants de Saint Louis, les derniers Bourbons… Tous y dorment, ou du moins ce qu’il reste d’eux depuis les profanations révolutionnaires. La mémoire de plus de mille ans de monarchie affleure ici, sous les dalles ou entre les gisants sculptés. Et pourtant ! Il faut bien le constater lors d’une visite dominicale, sous un chaud soleil de printemps : rien n’est fait pour que cette histoire exceptionnelle nous parle encore aujourd’hui. Pour preuve : à peine 140 000 visiteurs par an, à comparer aux 19 millions de Notre-Dame de Paris ou aux 13 millions du Sacré-Cœur. Un gâchis, voire un scandale.

Dès l’entrée, le malaise s’installe. Alors que la façade impressionne, le sentiment qui s’impose est celui d’un lieu laissé en friche. Ce monument majeur de l’histoire de France se présente comme une église de village délaissée : des estrades vides, des tables poussées dans les coins, des bouquets de fleurs artificielles poussiéreuses, des prospectus punaisés sur des tableaux… Rien n’est mis en scène, peu de choses sont expliquées pour ceux qui ne prennent pas d’audio-guide. Où sont les cartels clairs, les dispositifs narratifs qui aideraient à comprendre les symboles, les dynasties, les enjeux de pouvoir ? Même les gisants sont souvent anonymes. Et ce n’est pas le maigre dépliant distribué à la billetterie qui peut y remédier. Dans la crypte, l’éclairage, d’une pauvreté consternante, plonge les stèles dans une pénombre qui gomme les détails. On avance presque à tâtons, sans pouvoir déchiffrer les épitaphes de nos plus grands rois..

On passe ainsi devant les tombeaux de Charles V, Louis XII, Henri II sans comprendre leur geste, leur posture, leur fonction. Rien, ou si peu, n’est dit sur les guerres de succession, les liens entre lignées, les figures féminines comme Anne de Bretagne, Isabeau de Bavière ou Catherine de Médicis. Et que dire de François Ier et Claude de France dont on distingue mieux leurs pieds que le visage ? Nul visiteur ne peut comprendre que les dépouilles royales, exhumées pendant la Révolution, furent jetées dans des fosses communes, avant d’être partiellement réinhumées sous la Restauration. Ce pan entier de notre histoire mérite mieux qu’un parcours désincarné.

Et pourtant, il y aurait tant à dire ! L’abbatiale de Saint-Denis, chef-d’œuvre du gothique initié par l’abbé Suger en 1135, fut le berceau d’une vision politique et spirituelle du pouvoir, où l’architecture elle-même devenait un outil de légitimation monarchique. Suger y invente un art nouveau – lumineux, élancé, symbolique – qui célèbre à la fois la gloire de Dieu et celle des rois. Le chœur, baigné de lumière, figure la Jérusalem céleste ; le déambulatoire permet au visiteur de circuler autour des tombes comme dans une liturgie perpétuelle. En plaçant les souverains au plus près de l’autel, au cœur de l’espace sacré, il affirme que leur autorité vient de Dieu. La basilique devient alors un manifeste politique : elle fonde une continuité dynastique, elle incarne le lien indissoluble entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel. Et aujourd’hui ? Rien de tout cela ne transparaît.

Le contraste est d’autant plus frappant que la basilique se prépare à retrouver, après plus de 180 ans d’absence, sa célèbre flèche nord. Le chantier a débuté en mars 2025 : les fondations sont consolidées, les fouilles archéologiques ont révélé des sépultures mérovingiennes, les premières pierres sont posées. L’objectif est clair : rendre à Saint-Denis son allure originelle d’ici à 2029. Voilà qui est louable ! Mais on aurait aimé qu’un projet tout aussi ambitieux vienne dépoussiérer l’intérieur.

Dans ce contexte, l’exposition temporaire visible jusqu’au 21 septembre, Les Gisants de lumière de la peintre américaine Gael Mooney – pastels et peintures inspirés des sculptures funéraires – laisse perplexe. Sans remettre en cause la sincérité du geste artistique, on ne peut que s’interroger sur le choix du lieu. La basilique de Saint-Denis porte une telle charge symbolique qu’elle devrait être réservée à des expositions à la hauteur de ce qu’elle représente : la matrice de l’histoire de France.

Et dire qu’elle n’est toujours pas classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, alors qu’elle figure sur la liste indicative depuis 1996 ! Aucun gouvernement n’a, depuis, soutenu activement cette candidature. À ce jour, le premier chef-d’œuvre gothique de l’Occident, la nécropole des rois de France, n’a toujours pas franchi les portes de l’institution internationale. Pire ! Elle est cernée par le centre administratif Pablo-Neruda, massif et bétonné, construit en 1982 à quelques mètres à peine du portail historique. Incompréhensible.

Il est temps que l’État, les institutions patrimoniales et les responsables culturels prennent la mesure de ce gâchis. Saint-Denis est une mémoire nationale. À l’heure où l’on s’interroge sur la transmission du passé aux jeunes générations, il est plus que regrettable qu’un tel trésor reste si mal raconté. Les guides, pourtant, ne manquent ni de bonne volonté ni de passion : leurs discours sont souvent riches, vivants, documentés. Mais il est consternant de les voir assis sur leur petite chaise, comme à une kermesse, attendant que leur groupe se présente pour transmettre leur savoir.

Alors oui, la flèche revient. C’est un symbole fort. Mais il faut aussi que l’esprit revienne. Il faut rouvrir le récit, repenser le parcours, faire revivre les illustres défunts autrement Ce lieu mérite un projet muséographique à la mesure de ce qu’il incarne. Pas juste une flèche. Une vision.