Theatre of Cruelty au Casino Luxembourg : une cruauté sans écrans

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« Ainsi la réalité est-elle cruelle – et indigeste – dès lors qu’on la dépouille de tout ce qui n’est pas elle pour ne la considérer qu’en elle-même », écrit Clément Rosset dans Le Principe de cruauté (1988). Cette formule condense ce que l’exposition Theatre of Cruelty au Casino Luxembourg fait vibrer sous la peau : la mise à nu du réel, sans consolation. Jusqu’au 8 février 2026.

Chez le philosophe, Clément Rosset, la cruauté n’est pas un excès de violence, elle est la rencontre frontale avec ce qui est. Une réalité débarrassée de ses justifications, de ses illusions, de ses « accompagnements ordinaires ». Le geste curatoriel d’Agnès Gryczkowska épouse précisément cette mise à nu : réordonner une constellation d’œuvres qui refusent la métaphore pour faire surgir le réel pur, celui qui ne pardonne pas, celui qu’on ne peut « mettre en appel ».

« La cruauté est cette propriété qu’a le réel de ne pas se laisser altérer, ni attendrir, par ce qu’on pense de lui. »
Le Principe de cruauté

C’est Antonin Artaud qui en constitue la première secousse. Les dessins réalisés à Rodez — L’Homme et sa douleur, La Révolte des anges sortis des limbes, Le Totem — sont dépouillés de toute échappatoire psychologique. Ils montrent un corps sans défense, traversé de forces qui le dépassent. Leur cruauté n’est pas spectaculaire : elle est la coïncidence sans écart entre la douleur et ce qui en témoigne. Clément Rosset écrit que la cruauté du réel réside dans « l’exécution qui suit automatiquement la condamnation ». Absence de délai, absence d’intervalle. Les œuvres d’Artaud procèdent de cette simultanéité : elles ne racontent pas la souffrance, elles sont la souffrance prise sur le vif, avant toute médiation.

Autour d’Antonin Artaud, plusieurs artistes prolongent cette expérience d’un réel sans double, sans distance. L’artiste chinoise Pan Daijing inscrit sur la surface les traces d’un corps engagé dans une performance-limite : les grandes surfaces noires et blanches ne représentent pas une figure, elles sont l’empreinte directe d’une présence. Leur violence sourde tient à cette immédiateté : pas de récit, pas d’image construite, rien qu’un geste déposé tel quel, dans son opacité. La bande sonore qui l’accompagne, saturée de glossolalies et de souffles, rejoint l’idée rossetienne d’un réel sans supplément, une intensité qui ne s’appuie sur rien.

Avec Tobias Bradford, cette cruauté de l’existence se matérialise dans un dispositif minimal : une jambe mécanique qui tourne indéfiniment sur elle-même, incapable d’avancer. Le réel comme répétition sans but, comme mouvement sans horizon, en boucle, l’une des intuitions centrales de Clément Rosset, pour qui la cruauté tient au fait que la réalité se suffit à elle-même. Cette absence de médiation se retrouve chez Tadeusz Kantor. Ses bio-objets, qu’il activait sur scène, sont précisément ce que Clément Rosset appellerait des réalités « dénudées » : des structures absurdes, grotesques, qui paraissent animées d’une nécessité interne. Dans La Machine familiale ou le Piège à rats (photo d’ouverture), la cruauté n’est pas celle de l’objet mais celle du fonctionnement. Quelque chose se déroule, mécaniquement, comme dans la vie elle-même. Kantor abolit la marge entre l’humain et l’objet, laissant émerger la fatalité nue des gestes, une logique implacable qui n’a besoin d’aucune explication morale.
Les poupées de Michel Nedjar poussent encore plus loin cette frontalité : objets de deuil, de boue, de sang, elles sont littéralement ce qu’elles sont, rétives à toute interprétation psychologique. Elles n’expriment rien : elles existent, et cette existence suffit à produire le choc.

Le parcours se clôt avec une vidéo de Ed Atkins et la forme la plus contemporaine de cette cruauté philosophique : l’avatar numérique. Dans Pianoworks 2, ce double tremblant, hyperréaliste et pourtant imparfait, performe une œuvre répétitive jusqu’à l’épuisement. Là encore, la violence n’est pas celle de l’image, mais celle de la coïncidence : le geste répétitif, lent, le souffle court, la fragilité du visage virtuel qui révèle la tension entre ce qui est représenté et ce qui est vécu. L’artiste britannique montre un réel intensifié, un réel qui ne cherche pas à signifier, un réel qui insiste.

Ce que l’exposition « Theatre of Cruelty » met en scène : la cruauté comme absence de détour, la réalité sans commentaire, la présence sans fioriture. La commissaire Agnès Gryczkowska parle d’un art qui « nous force à regarder là où ça fait mal ». Clément Rosset aurait ajouté : là où il n’y a plus rien à interpréter. La cruauté n’est pas un effet dramatique, c’est une vérité sans alternative, sans double, la seule qui reste quand tous les décors sont tombés.

Infos pratiques
Exposition : Theatre of Cruelty
Lieu : Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, 41 rue Notre-Dame, L-2240 Luxembourg
Dates : du 15 novembre 2025 au 8 février 2026
Site : www.casino-luxembourg.lu