À la Serpentine, Peter Doig compose sa House of Music

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Intitulée House of Music, la rétrospective de Peter Doig à la Serpentine Gallery de Londres met en lumière un aspect essentiel de l’œuvre de l’artiste : le lien profond entre la peinture, la mémoire et la musique. Du 10 octobre au 8 février 2026.

En entrant à la Serpentine South Gallery de Londres, le visiteur pénètre dans un espace où la peinture se déploie comme une partition. Les toiles de Peter Doig vibrent de couleurs intenses, traversées par des silhouettes suspendues dans des atmosphères irréelles. L’Écossais Peter Doig, 67 ans, est considéré comme l’un des peintres les plus influents de sa génération. Lauréat du prestigieux Praemium Imperiale en 2025, il a su imposer une œuvre singulière, à la fois figurative et onirique, nourrie de ses voyages entre l’Écosse, le Canada, Londres et Trinidad. Sa peinture échappe aux catégories simplistes : elle ne se veut ni réaliste ni abstraite, mais explore l’épaisseur de la mémoire et du rêve.

L’exposition de la Serpentine ne se contente pas de présenter des œuvres : elle propose un parcours initiatique, une plongée dans un univers où les images se nourrissent de la culture musicale et cinématographique, des paysages caribéens, mais aussi des souvenirs intimes de l’artiste. En se tenant au croisement de la peinture et du son, Doig compose une œuvre qui résonne comme une musique intérieure, à la fois personnelle et universelle.

L’histoire de Peter Doig est celle d’un artiste en perpétuel déplacement. Né à Édimbourg, il grandit d’abord au Canada, avant que sa famille ne s’installe à Trinidad, petite île des Caraïbes qui deviendra plus tard un foyer essentiel de son inspiration. Adolescent, il revient au Canada, où il découvre la peinture et le cinéma. Ces années nord-américaines marquent profondément son imaginaire : la neige, les forêts, les cabanes perdues au milieu des bois deviennent des motifs récurrents dans ses premières œuvres. Dans les années 1980, il choisit Londres pour se former. À la Saint Martin’s School of Art puis au Chelsea College of Art, il découvre l’histoire de l’art européen, mais garde la liberté de mêler références classiques et culture populaire. Contrairement à certains de ses contemporains qui s’engagent dans l’art conceptuel, Doig reste fidèle à la peinture, convaincu que ce médium possède encore un potentiel inexploré.

Le premier grand succès de Peter Doig survient dans les années 1990. En 1994, il reçoit le prestigieux prix John Moores de peinture à Liverpool, avec Blotter (1993, National Museums Liverpool), une toile qui représente un homme debout sur une étendue glacée. Cette œuvre, d’apparence simple, condense déjà l’essence de son art : un personnage solitaire, une atmosphère silencieuse, une nature qui devient décor mental plus que paysage réel. Le tournant décisif survient au début des années 2000. Doig décide de s’installer durablement à Trinidad. Là, il découvre une culture foisonnante où la musique, la danse et le carnaval rythment la vie quotidienne. Il fonde avec des amis artistes le StudioFilmClub dans le quartier de Laventille, un espace communautaire où il projette des films sur lesquels il peint ensuite des affiches. Le cinéma, déjà présent dans son œuvre, prend alors une place centrale. Chaque affiche est un exercice pictural qui dialogue avec le septième art tout en renouvelant son langage plastique.

De 2004 à 2017, Doig enseigne à la Kunstakademie de Düsseldorf, suivant les traces de grands peintres comme Gerhard Richter ou Joseph Beuys. Il y transmet à ses étudiants une vision ouverte de la peinture, où l’expérimentation compte autant que la fidélité aux médiums traditionnels. Ses expositions personnelles confirment son statut d’artiste majeur : la Tate Britain en 2008, la Fondation Beyeler en 2014, le Musée d’Orsay en 2023–2024 avec Reflections of the Century, où ses toiles dialoguaient avec celles de Gauguin ou Matisse. En 2025, sa carrière est couronnée par le Praemium Imperiale, souvent qualifié de « Nobel des arts ». Une reconnaissance internationale qui consacre une œuvre à la fois profondément personnelle et universellement parlante.

La singularité de Peter Doig réside dans sa capacité à manier la figuration tout en ouvrant ses images vers l’onirisme. Ses tableaux ne cherchent pas à reproduire la réalité, mais à traduire la mémoire d’une expérience. L’image devient un espace de résonance, où se superposent souvenirs personnels, références culturelles et atmosphères collectives. Les couleurs sont au cœur de son langage pictural. Saturées, presque irréelles, elles transforment les scènes en visions hallucinées. Dans certaines toiles, le vert envahit la surface jusqu’à noyer les figures, tandis que des bleus profonds ouvrent sur des horizons marins. Ces choix chromatiques ne relèvent pas d’un goût décoratif : ils traduisent une perception intérieure, un état de conscience. Le cinéma traverse son œuvre comme une obsession. Certaines compositions reprennent le cadrage d’un plan, l’arrêt sur image d’une séquence. L’artiste a souvent reconnu l’influence des films de Werner Herzog, de Rainer Werner Fassbinder ou encore des westerns. Pourtant, ses tableaux ne sont jamais des illustrations : ils transposent l’expérience du film dans un langage pictural, jouant sur la suspension du temps.

La musique occupe une place tout aussi centrale. Qu’il s’agisse des sound systems de Trinidad, des concerts improvisés ou des pochettes de disques, Doig puise dans cet univers sonore une énergie visuelle. Ses peintures de musiciens – souvent anonymes – ne cherchent pas à représenter fidèlement une scène, mais à capter l’aura du moment. La peinture devient l’équivalent d’une improvisation musicale, une partition de couleurs et de formes. Les motifs récurrents révèlent une cartographie intime : la neige du Canada, les forêts écossaises, les plages de Trinidad, les lions sculptés de Port of Spain. Ces éléments ne sont jamais réalistes, mais investis d’une force symbolique. Ainsi, les lions de Trinidad deviennent dans son œuvre des figures de résistance et de spiritualité, échos lointains aux sphinx de l’Antiquité ou aux fauves des arènes européennes. En cela, Doig s’inscrit dans une lignée de peintres qui ont exploré la frontière entre réalité et rêve : Edvard Munch, Edward Hopper, Pierre Bonnard. Mais il se distingue par son mélange unique de références populaires et savantes, et par son attachement au quotidien transfiguré en vision poétique.

Parmi les œuvres phares, on retrouve Painting for Wall Painters (Prosperity P.O.S.), une toile monumentale inspirée par les enseignes colorées de Port of Spain. Avec Music of the Future, Doig s’empare de la figure du musicien comme prophète, une silhouette suspendue dans un champ de couleurs électriques. Dans Maracas, la plage caribéenne devient le théâtre d’une scène ambiguë, entre fête et inquiétude sourde. Speaker/Girl condense à elle seule l’esprit de l’exposition : une jeune femme posée à côté d’une enceinte sonore, entre sensualité et mystère. Le haut-parleur, motif récurrent dans ses toiles, symbolise l’appel de la musique mais aussi la promesse d’une voix lointaine, peut-être inaudible. Les portraits Embah in Paris, Shadow ou encore 2 Girls rappellent que Doig n’est pas seulement un peintre de paysages : il sait saisir l’énigme des visages, leur intensité fragile. Fall in New York (Central Park), quant à elle, transpose la métropole américaine dans une atmosphère d’automne onirique, entre figuration et abstraction.

La scénographie immersive met en valeur les liens entre peinture et culture musicale. Des vinyles, cassettes et enceintes Western Electric restaurées ponctuent le parcours, comme des échos matériels de l’univers sonore de Trinidad. Sans verser dans le spectaculaire, l’exposition instaure un climat de résonance, où chaque tableau semble résonner comme un instrument.

House of Music illustre la manière dont Doig intègre la culture caribéenne dans son art. Les sound systems, emblèmes des quartiers populaires de Port of Spain, deviennent dans sa peinture des motifs universels. La mémoire intime de l’artiste se transforme en mémoire collective, offrant aux visiteurs une expérience qui dépasse les frontières géographiques et culturelles. La musique joue ici un rôle fondamental. Elle n’est pas seulement un thème, mais une méthode : ses tableaux se construisent comme des compositions, où les motifs se répètent, se varient, s’improvisent. Peindre devient l’équivalent d’une improvisation jazz ou d’un mix de DJ : une manière de créer des passages entre des univers hétérogènes. En cela, Doig échappe aux catégories du marché de l’art. Son œuvre, recherchée par les collectionneurs, ne se laisse pourtant pas réduire à une esthétique décorative. Elle conserve une force intempestive, au sens où Nietzsche parlait de l’« intempestif » : une capacité à résister à la mode tout en dialoguant avec le présent.

Avec House of Music, la Serpentine offre bien plus qu’une rétrospective : elle propose une immersion dans l’univers d’un peintre qui a fait de la mémoire et de la musique les piliers de son art. L’exposition révèle la cohérence d’un parcours marqué par le déplacement, entre l’Europe, l’Amérique du Nord et les Caraïbes, et la capacité d’un artiste à transformer ses expériences personnelles en images universelles. À travers ses toiles, Peter Doig rappelle que la peinture peut encore être un lieu de résonance. En lui consacrant House of Music, la Serpentine confirme son rôle de laboratoire artistique : un lieu où les formes se rencontrent, où la peinture s’ouvre à l’univers sonore. Plus qu’une exposition, c’est une expérience de résonance, un voyage à travers les images et les sons qui habitent l’œuvre de Peter Doig.

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