Soulages, une autre lumière : l’évidence du papier, au Musée du Luxembourg

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Il y a dans les salles du Musée du Luxembourg à Paris une clarté particulière, presque minérale, comme un silence suspendu. Sur les murs blancs, les brous de noix, les encres et les gouaches de Pierre Soulages semblent respirer à leur propre rythme. Chacune des 130 feuilles exposées impose sa présence dans un souffle calme : ni esquisse ni étude, mais un territoire à part. C’est là que réside la justesse du choix d’Alfred Pacquement, commissaire de l’exposition Soulages, une autre lumière : replacer le papier au cœur même de la pensée picturale du peintre de Rodez. Jusqu’au 11 janvier 2026.

Le brou de noix, cette teinte chaude et brune utilisée par les ébénistes, devient le médium d’une lumière contenue. Pour Pierre Soulages, le papier est une surface d’éveil. Alfred Pacquement, commissaire de l’exposition, le rappelle avec précision : « L’œuvre sur papier, longtemps conservée par l’artiste, a été moins souvent montrée que les peintures sur toile, mais elle constitue un ensemble indispensable à la compréhension de sa peinture. » Alfred Pacquement connaît Soulages de longue date. En 2009, il avait déjà conçu la grande rétrospective du Centre Pompidou. Son retour à ce corpus intime, au Musée du Luxembourg, a valeur de continuité et d’hommage. Directeur honoraire du Musée national d’art moderne, Alfred Pacquement n’aborde pas Soulages en conservateur distant, mais en compagnon de route. Il privilégie la clarté et le dépouillement : des cimaises sobres, une lumière maîtrisée, une scénographie fluide pensée avec Véronique Dollfus, pour que rien n’interfère entre l’œil et la feuille. Chronologique mais aéré, le parcours s’étend des premiers fusains de 1946 aux dernières œuvres sur papier de 2004. Chaque salle révèle un moment d’inflexion dans le rapport de Soulages à la matière : le geste rageur de l’après-guerre, la tension abstraite des années 1950, la verticalité ample des années 1970, puis l’épure quasi méditative des dernières encres. Pacquement assume un parti pris : celui d’un dialogue entre les époques, où la cohérence visuelle supplante la stricte chronologie. Les papiers s’éclairent mutuellement ; le visiteur circule d’une décennie à l’autre comme on suit une respiration. Sous son commissariat, la notion de hiérarchie s’efface. Pierre Soulages refusait de distinguer toile, papier ou bronze : « Je ne fais pas de différence : chaque matériau m’impose sa logique propre. » Pacquement prend cette affirmation de l’artiste au pied de la lettre et construit une exposition où la modestie du papier rivalise avec la monumentalité des toiles. On comprend alors que le peintre ne « dessinait » pas sur papier : il y peignait, à part entière.

L’exposition s’ouvre sur les années 1940, quand Pierre Soulages, jeune homme revenu de la guerre, s’installe à Courbevoie puis à Montparnasse. Ses premiers papiers, au fusain, témoignent d’une énergie brute : des signes inscrits dans l’espace plus que des formes dessinées. Très vite, le brou de noix s’impose comme une évidence.
La transparence et l’opacité s’y affrontent. L’eau dilue la densité du pigment ; le pinceau, parfois remplacé par des brosses de peintre en bâtiment, creuse des rythmes. Soulages y découvre ce qu’il nommera plus tard « le battement des formes dans l’espace ». Alfred Pacquement choisit d’exposer ces œuvres de jeunesse non comme des archives, mais comme des fondations. Leur énergie contient déjà la radicalité de l’œuvre future. L’artiste est encore proche des surréalistes, exposé par hasard aux côtés d’Hartung ou Domela en Allemagne en 1948. Mais son chemin est ailleurs : il s’éloigne des dogmes, refuse l’illusion du geste spontané. Dans une lettre citée dans le catalogue, il écrit : « Une peinture est un tout organisé, un ensemble de relations entre des formes… Ces relations sont un transfert des relations de l’univers à une autre signification. » Ce « transfert » résume le cœur de sa démarche : l’abstraction non comme fuite, mais comme relecture du monde. Sur papier, ce rapport au réel passe par la lumière, non peinte mais révélée par le support lui-même. La blancheur du papier devient une présence active, le lieu d’un dialogue constant avec les zones sombres. Pacquement souligne cette tension : « Chez Soulages, le blanc n’est pas vide : il est silence, espace de résonance. » Dans la scénographie, les œuvres respirent. Les marges, laissées visibles, font vibrer la matière ; le spectateur est invité à circuler dans l’intervalle, à sentir l’air entre les formes.

« J’aime l’autorité du noir, sa gravité, son évidence, sa radicalité. Son puissant pouvoir de contraste donne une présence intense à toutes les couleurs »
Pierre oulages

Cette autorité du noir, Alfred Pacquement la nuance : il montre que l’artiste a toujours cherché dans le papier un espace plus fragile, plus poreux, où la lumière se faufile autrement. En effet, dans les années 1950, les gouaches et encres sur papier s’éloignent du brou de noix ; elles s’ouvrent à des rythmes plus amples. L’eau devient matière, le geste se fait plus aérien. Certaines œuvres de 1954 ou 1957, marouflées sur toile, révèlent une densité qu’on associerait volontiers à la gravure. L’écrivain Michel Ragon, qui fut l’un des premiers à écrire sur Soulages, notait dès 1962 : « Nous disons peintures sur papier, car il ne s’agit pas de dessins. » La formule, reprise dans l’exposition, trouve ici tout son sens.

Dans les gouaches de Pierre Soulages, le noir se teinte parfois de reflets bleutés, mais c’est moins la couleur que la modulation lumineuse qui frappe. Le bleu ou le brun, chez Soulages, n’est jamais décoratif ; il n’est qu’un autre nom de la lumière. Ce sont les reflets, la diffraction de la matière, qui suggèrent ces nuances. Pacquement choisit de ne pas les isoler : il préfère montrer la continuité, comme une respiration. Le visiteur passe d’une feuille saturée de matière à une autre presque vide, où une simple trace suffit à faire exister l’espace. À la fin du parcours, les œuvres des années 1990 et 2000 frappent par leur silence. Soulages a alors 85 ans, mais son geste reste d’une rigueur absolue. Sur papier, il revient au brou de noix comme un adieu à la source. Les grandes feuilles horizontales de 1999 ou 2003 laissent apparaître des bandes brunes traversées de lumière. L’encre, arrachée ou déposée par empreinte, crée des zones d’ombre instables.

Soulages est mort en 2022, à l’âge de 102 ans. L’hommage du Louvre, puis celui du Musée du Luxembourg, prennent valeur de célébration. « La peinture, dans ce qu’elle a d’essentiel, est une humanisation du monde », écrivait Soulages dès 1948. Cette phrase, gravée sur un mur à l’entrée de l’exposition, résume tout. Face à ces papiers, on comprend qu’il ne s’agissait pas d’un programme mais d’un état d’être. L’exposition en donne ici la preuve sensible : une humanisation silencieuse, patiente, où chaque trait ouvre un espace de résonance entre l’ombre et la lumière.