L’amour a ses symboles. Guerlain en a fait l’un des siens, avec notamment le parfum Shalimar, fragrance née en 1925 des mains de Jacques Guerlain. Pour célébrer ce centenaire, Guerlain déploie sur les trois étages de son écrin des Champs-Élysées à Paris, une exposition intitulée : « En plein cœur – Un siècle d’amour sans filtre ». 30 artistes, figures historiques et voix contemporaines, y interrogent ce sentiment universel dans sa pluralité : fusion, résistance, sensualité. Du 22 octobre au 16 novembre 2025.
Le parcours s’ouvre sur la chair, avec Picasso et son Client bedonnant chez la Célestine (1968), gravure crue et ironique sur la prostitution. Plus d’un demi-siècle plus tard, l’artiste ukrainienne Sofiya Loriashvili, ancienne travailleuse du sexe, détourne les love dolls hyperréalistes dans sa série Only You and Me : confusion entre vivant et artificiel, vulnérabilité et standardisation du désir.
David Hockney, lui, capte en 1975 son compagnon Peter Schlesinger sous la douche, scène intime où tendresse et quotidien se rejoignent. À ses côtés, Aristide Maillol incarne une sensualité classique et méditative avec Le Couple ou l’homme et la femme (1896), bronze fondateur de sa modernité sculpturale.
Chez Alex Gardner, silhouettes noires sans visage s’étreignent dans des compositions énigmatiques. Universelles et politiques, elles célèbrent la force du lien humain tout en dénonçant les assignations sociales. Plus intimes, François Rouan et ses Masques d’encre tressent des fragments de corps féminins dans une stratification picturale et photographique, quand Charlotte Abramow réhabilite le clitoris dans un triptyque poétique et radical (Find Your Clitoris).
L’amour en résistance : politique et transgressions
L’amour n’est pas seulement un élan intime : il est aussi terrain de lutte. Dans les photographies de Robert Mapplethorpe, Louise Bourgeois sourit malicieusement, tenant Fillette, sculpture phallique provocante. Entre complicité et transgression, l’image incarne la liberté des corps.
Plus frontal encore, Ren Hang défie la censure chinoise avec ses nus audacieux, poétiques et désarmants, qui célèbrent le désir queer. Iván Argote, avec Lengua con Lengua (2019), monumentalise le baiser dans l’espace public : un geste politique, une déclaration universelle.
John Giorno, poète beat et queer, sérigraphie des mots crus et sensuels : « EVERYONE IS A COMPLETE DISAPPOINTMENT ». Répétée comme un mantra, sa poésie devient charnelle. Susan Hefuna, au contraire, choisit le silence, brodant des mots lacunaires (« YES », « NO », « FOREVER ») comme autant de vestiges affectifs. Enfin, la performance Imponderabilia de Marina Abramović et Ulay engage directement le visiteur : passer entre leurs corps nus pour entrer au musée. Amour, regard, gêne, choix : la relation devient un seuil à franchir.
Corps à cœur : la chair, la peau, le parfum
La troisième partie met l’accent sur le corps, lieu de vibrations et de métamorphoses. Omar Ba évoque la mariée quittant la maison familiale (Orbite, 2025), dans un paysage végétal symbolisant la métamorphose. Françoise Pétrovitch saisit l’adolescence et ses émois dans une toile tendre et ambiguë.
Marion Flament compose des chapelets de céramique, Adorations, où symboles et rituels se recomposent. Genesis Belanger détourne la douceur des objets du quotidien pour interroger le consumérisme affectif. Chez Niki de Saint Phalle, l’Oiseau amoureux et les sérigraphies des années 1960 transforment les déceptions en puissance politique et en liberté féminine.
Dans un registre plus pop, Pierre et Gilles mythifient le couple Sylvie Vartan et Johnny Hallyday, figés dans une éternité sentimentale (Amour défunt). À l’inverse, Liu Bolin et son camouflage dans un mur de roses (Hiding in the City – Paris, Love) célèbrent l’amour comme fusion et disparition.
Retrouver Philippe Favier : l’ombre et la mémoire
Au milieu de ces éclats, le plaisir est grand de retrouver Philippe Favier. Avec La Vénus aux glaïeuls (2013), issue de sa série des Noircissiques, l’artiste transforme d’anciennes photographies anonymes en reliques obscures. Recouvertes de noir mat, elles laissent surgir des fragments : ici, une mariée émerge de l’ombre, entourée de visages évanescents.
Chez Favier, l’amour n’est pas flamboyant : il est trace, rémanence, souvenir suspendu. Retrouver cet artiste, c’est renouer avec une tradition française de l’intime, où l’effacement fait acte de mémoire. Dans le contexte de Guerlain, sa présence agit comme un parfum discret : il persiste, chuchote, touche.
Cartographie d’artistes : dialogues intergénérationnels
La force de l’exposition tient dans ses dialogues. Picasso croise Sofiya Loriashvili ; Louise Bourgeois répond à Ren Hang ; Pierre et Gilles résonnent avec Genesis Belanger. Les générations se rencontrent, dessinant une cartographie de l’amour à travers un siècle. Certaines pièces sont inédites, créées pour Guerlain : celles de Damien Moulierac (Fontaine de l’amour), Omar Ba, Françoise Pétrovitch, Louis Verret. Toutes témoignent d’une vitalité créatrice qui prolonge la mémoire de Shalimar dans le présent.
Avec « En plein cœur », Guerlain réussit un pari rare : conjuguer célébration patrimoniale et geste artistique contemporain. En s’adossant au centenaire de Shalimar, la Maison ne se contente pas de commémorer une icône : elle invite à repenser l’amour, ses récits et ses mutations. De Picasso à Abramowicz, de Louise Bourgeois à Valentin Ranger, le visiteur découvre que l’amour est moins une définition qu’un champ d’expériences : éclat, résistance, chair, mémoire. L’exposition en témoigne avec force : un siècle d’amour, sans filtre, se lit dans l’art comme dans le parfum.