Jazz de Matisse au présent : 8 variations contemporaines au DrawingLab

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Dans les sous-sols feutrés du Drawing Lab, rue Richelieu à Paris, l’exposition « Jazz de Matisse au présent », orchestrée par Claudine Grammont, réunit huit artistes contemporains autour de l’album mythique Jazz publié en 1947. Un livre de vingt planches comme autant de morceaux libres, où Henri Matisse a découpé la couleur comme on trancherait dans le silence. Un solo aux ciseaux, dont chaque entaille crée un motif syncopé, lumineux. L’écriture manuscrite y bat comme une ligne de basse. L’exposition en joue la reprise, libre et habitée. Jusqu’au 30 septembre.

L’exposition ne cherche pas à figer Matisse en maître. Elle le convoque comme partenaire d’improvisation. Jean-Charles de Castelbajac s’en empare littéralement : « Jean-Charles couvre les murs de l’atelier avec des découpages, un exercice quotidien qui rappelle celui de Matisse, donnant l’impression d’être chez lui », observe Claudine Grammont, historienne de l’art, spécialiste d’Henri Matisse. Depuis 2023, elle dirige le cabinet d’art graphique du Centre Pompidou à Paris. Elle a auparavant été directrice du Musée Matisse de Nice de 2016 à 2023, où elle a profondément renouvelé la programmation scientifique et artistique du lieu.

Même liberté chez Isabelle Ferreira, qui travaille la déchirure comme un motif musical. « Isabelle Ferreira déchire et laisse le hasard accorder ses formes, mais aucune d’entre elles n’est hasardeuse car la couleur y vit, palpitante. Elle a placé un cœur dans chacun de ses dessins, spécialement pour l’occasion, ce cœur étant celui de la chute d’Icare, un aviateur dessiné pendant la guerre, un sujet cher à Matisse », commente la commissaire. Le rythme ici est celui d’une chute maîtrisée, d’une forme fragile qui plane juste avant l’impact.

Plus loin, c’est un véritable décor jazzy qu’Alexandre Benjamin Navet a composé : explosions de couleurs, découpes dynamiques, énergie visuelle. « Il utilise le découpage pour la première fois, alors qu’il travaille d’habitude le pastel. Et ce qui est étonnant, c’est qu’il a fait ce décor sans savoir que Matisse avait découvert le jazz à New York, après avoir traversé l’océan sur un tableau. J’espère que le découpage aura une suite dans son travail », glisse Claudine Grammont. L’improvisation, parfois, devance la conscience.

« JAZZ EST UNE IMPROVISATION AVEC L’AUDITOIRE »
HENRI MATISSE

Chez Pierre Charpin, le rythme se fait plus intérieur, presque contemplatif. « Pour lui, le dessin est le moyen le plus immédiat pour faire émerger les formes et les couleurs. Ces dernières, issues du jus de la blancheur de la feuille, tiennent naturellement l’espace avec une évidence qui m’a saisie », confie la commissaire. Un regret tout de même : que ce travail soit encore classé dans la catégorie “design” plutôt que dans celle, pleinement légitime ici, du dessin d’art.

Claire Trotignon, quant à elle, construit une architecture de l’éphémère. « Elle anime les ruines de notre temps d’un souffle mystérieux qui simultanément disperse et rassemble. Son installation fait palpiter de fines pellicules de gravures anciennes incisées au scalpel et assemble soigneusement des débris de plâtre en des équilibres fragiles, nécessitant attention », souligne Claudine Grammont. Comme chez Matisse, l’écriture graphique devient dessin, et le dessin, une forme d’écriture sensible.

Parmi les artistes invités à dialoguer avec Jazz de Matisse, Agnès Thurnauer est sans doute celle dont la résonance est la plus intime, la plus articulée. Dans cette exposition, son œuvre se déploie comme une fugue visuelle, nourrie par un échange fictif mais continu avec Matisse lui-même. Entre avril 2021 et janvier 2022, elle lui a adressé cinquante lettres, un acte à la fois poétique et plastique, nées d’une première visite au musée Matisse de Nice. « Elle le tutoyait dans sa correspondance, l’appelant “cher Henri” », rappelle Claudine Grammont, qui dirigeait alors ce même musée. De ce dialogue a émergé une série cohérente, construite comme une correspondance de formes et d’images.

Tania Mouraud joue la carte de l’intimité du texte. « Elle entremêle les tracés de poèmes yiddish jusqu’à en faire une texture souple. Elle gaufre ses lettres, qui émergent dans l’éclat du papier blanc », dit Claudine Grammont. Une manière de battre la mesure autrement, par la pulsation silencieuse des mots.

Enfin, le livre d’Etel Adnan s’impose comme un solo lent, profond, vibrant. La poétesse et peintre libanaise a toujours écrit comme elle peint : par à-coups, par surgissements, dans une langue qui puise autant dans l’encre que dans la lumière. Ici, Signes (2015), son long livret de 4,87 mètres, se lit avec la fluidité d’une respiration. L’encre de Chine trace des signes ouverts, suspendus, proches du haïku visuel. Chaque pli du papier est un temps, chaque pause, un souffle. Le rythme y est organique, celui du corps et de la mémoire. Elle-même voyait dans Jazz de Matisse « un chef-d’œuvre de la pensée humaine et en même temps un livre d’enfant » : une formule qui résume parfaitement ce qui se joue dans son travail : l’extrême complexité tenue dans une forme simple, immédiate, presque naïve. Une sorte de sagesse vibratoire, entre gravité et grâce.

Ce qui unit ces voix hétérogènes ? Une écoute fine du rythme. Celui du papier, du trait, de la couleur. Tous, à leur manière, reprennent un thème que Matisse avait entamé sans le clore. Le Jazz du Drawing Lab n’est pas un hommage figé, mais une partition collective. Il faut s’y laisser porter, comme on écouterait un solo de Coltrane : les yeux ouverts, et les sens en alerte.

https://www.drawinglabparis.com/