“Chine. Empreintes du passé” au musée Cernuschi : visite guidée

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Inscriptions sur pierre, bronzes archaïques, sceaux, bas-reliefs… Le musée Cernuschi à Paris invite à un fascinant voyage dans la Chine lettrée avec « Chine. Empreintes du passé – Découverte de l’antiquité et renouveau des arts (1786–1955) ». Cette exposition explore comment l’étude des vestiges anciens a nourri un renouveau artistique majeur entre le XVIIIe et le XXe siècle. À travers 145 œuvres venues du musée provincial du Zhejiang, elle dévoile un pan méconnu de la modernité chinoise : celle qui naît du dialogue entre mémoire et création.

Liuzhou (1791-1858), encre sur papier, 1831

Au cœur du parcours, une figure revient comme un fil d’encre : celle du moine Liuzhou, lettré, calligraphe et inventeur virtuose de l’estampage tridimensionnel vers 1830. Éric Lefebvre, directeur du musée et commissaire de l’exposition, le décrit comme « un pionnier de la révolution visuelle chinoise, capable de transformer la trace du passé en matrice d’un art nouveau ». Liuzhou, en cherchant à reproduire fidèlement les inscriptions des bronzes et stèles, invente sans le savoir une forme d’avant-garde : un art de la reproduction devenu art de la transformation.

Le parcours montre comment, dès la dynastie Qing, les lettrés collectionnent, déchiffrent et copient les inscriptions antiques. Cette discipline érudite, le jinshixue, ou « étude des métaux et des pierres », née sous les Song (XIe siècle), préfigure l’archéologie chinoise. Mais au XIXe siècle, cette étude savante dépasse le champ de la connaissance : elle devient un laboratoire esthétique. Les estampages, ces empreintes d’encre réalisées en appliquant un papier humide sur une pierre gravée, passent de l’objet d’étude à l’objet d’art. « C’est tout un glissement, souligne Éric Lefebvre, du signe vers l’image, du caractère gravé à la figure poétique. »

Éric Lefebvre, devant une œuvre sur papier de Wu Changshuo (1844-1927)

Le cœur de l’exposition s’articule autour de l’estampage comme médium d’invention. D’abord simple outil de reproduction, il devient support d’expérimentation pour les peintres, calligraphes et graveurs de sceaux. L’esthétique de l’empreinte, faite de creux et de reliefs, inspire un nouveau rapport à la surface. Ce déplacement nourrit tout un courant que les historiens appellent l’« école des stèles ». À la fin du XVIIIe siècle, Ruan Yuan et ses disciples substituent les modèles classiques de calligraphie par des fragments de stèles anciennes. Cette relecture produit une écriture aux formes irrégulières, puissantes, qui inspirera jusqu’à l’art moderne. Le visiteur découvre des paires de rouleaux (duilian), où le texte devient motif visuel. Les caractères s’y dressent comme des arbres, des roches, des silhouettes, affirmant l’unité retrouvée de la lettre et de l’image.

Le moine Liuzhou examinant une lampe antique (1837)

Le moine Liuzhou incarne cette fusion. Un autoportrait le représente minuscule, penché sur une lampe antique d’à peine dix centimètres : une image manifeste d’humilité savante. Son génie réside dans l’invention d’un estampage en trois dimensions, une prouesse technique qui consistait à mouler le relief d’un bronze sur plusieurs feuilles de papier, révélant même les inscriptions internes des tripodes ding. Ces pièces, montées en rouleaux annotés, sont d’une modernité stupéfiante : collages visibles, alternance d’encre et de vide, jeu de textures évoquant les premières expérimentations photographiques.

Autour de lui gravitent d’autres figures majeures : Chen Hongshou, He Shaoji, Wu Changshuo ou Pan Tianshou, chacun réinterprétant à sa manière cette esthétique du fragment. Un chef-d’œuvre vers 1900 associe estampage et peinture florale, fusionnant la rigueur archéologique et la liberté du geste. « Cette hybridation, commente Lefebvre, c’est le moment où la Chine lettrée découvre la modernité par le prisme du passé. »

Peinture bapo

Le parcours évoque aussi la migration des motifs archaïques vers les arts décoratifs : porcelaines, miroirs, tissus, jusqu’aux billets de tramway de Tianjin vers 1906. L’esthétique du collage, du signe isolé, envahit la culture matérielle urbaine. La trace du bronze ou de la pierre devient ornement moderne. Ce passage du lettré au marchand, du temple à la rue, révèle un basculement social : la culture des érudits se diffuse dans les ateliers et les marchés. « On assiste à la naissance d’un regard populaire sur l’antique, à Shanghai notamment, où les estampages circulent comme des images à collectionner », note encore Lefebvre.

Au-delà de son apport artistique, « Empreintes du passé » interroge la valeur mémorielle des images. Chaque estampage conserve la trace d’un original souvent disparu. Dans une Chine en transformation, ces papiers encrés deviennent archives, preuves, et parfois seuls vestiges d’un patrimoine détruit. « L’estampage, rappelle Éric Lefebvre, n’est pas seulement un document d’étude : c’est une mémoire du monde en creux, une archéologie du regard. »

Informations pratiques
« Chine. Empreintes du passé – Découverte de l’antiquité et renouveau des arts (1786–1955) »
Musée Cernuschi, musée des arts de l’Asie de la Ville de Paris
Du 7 novembre 2025 au 15 mars 2026
Commissariat : Éric Lefebvre, en collaboration avec le musée provincial du Zhejiang