Dans la mythologie grecque, les Muses sont neuf : filles de Zeus et de Mnémosyne, elles incarnent chacune un art, de la poésie à la danse. Compagnes d’Apollon, elles chantent le monde en chœur, pont entre divin et création humaine. Mais derrière ce mythe d’inspiration intemporelle se cache une réalité plus charnelle, plus brute : celle des femmes bien réelles qui ont, par leur présence, leur corps, leur intelligence ou leur mystère, inspiré les plus grands artistes. Et qui, souvent, ont payé de leur liberté, de leur santé, parfois de leur vie, cette proximité avec la création. Parmi elles : Kiki de Montparnasse, Lydia Delectorskaya et Isadora Duncan.
Kiki de Montparnasse (1901-1953), muse insolente et sacrifiée de Man Ray
C’est sans doute l’une des photographies les plus célèbres du XXe siècle : Le Violon d’Ingres (1924). Un dos nu, des ouïes de violon peintes à même la peau, un turban oriental. À la fois hommage et détournement du tableau La Baigneuse de Valpinçon d’Ingres. Le modèle ? Alice Prin, dite Kiki de Montparnasse. Danseuse, chanteuse, actrice, écrivaine, Kiki est une figure incontournable du Paris bohème des années 1920.
Muse de Man Ray autant que compagne, elle incarne l’effervescence artistique de Montparnasse. Leur relation est orageuse, féconde, passionnelle. Mais elle est aussi marquée par une lutte de pouvoir : Kiki refuse longtemps de poser, consciente de l’usage que font les hommes de son image. « Un photographe n’enregistre que la réalité », dira-t-elle. Man Ray rétorque : « Je photographie comme je peins. » À travers elle, il construit une icône surréaliste.
Mais derrière l’image sublime, une femme cabossée : Kiki sombre dans l’alcool, la morphine et la solitude. Elle meurt à 52 ans, oubliée de tous, elle qui fut immortalisée par tous les plus grands (Modigliani, Soutine, Foujita…). Une muse brûlante et brisée, dont les cendres nourrissent encore l’imaginaire collectif.
Lydia Delectorskaya (1910-1998), muse fidèle et effacée de Matisse
« Dès la première séance, à chaque nouveau modèle, Matisse faisait essayer plusieurs robes de sa réserve, écrit Lydia Delectorskaya dans son livre Contre vents et marées. L’histoire de Lydia Delectorskaya est celle d’un effacement volontaire. Arrivée en France à 18 ans après avoir fui la révolution russe, cette jeune femme blonde aux yeux d’un bleu glaçant entre en 1932 dans l’intimité d’Henri Matisse comme secrétaire, avant de devenir son modèle et sa confidente.
Bien que Matisse préfère d’ordinaire les visages méditerranéens, il est fasciné par la grâce froide de Lydia. Elle incarne pour lui une modernité tranquille, une sensualité retenue. Il la fait poser pour La Danse, Les Yeux bleus, et surtout pour Le Grand nu couché (1935), l’un des chefs-d’œuvre de sa période niçoise, qui a nécessité plus de vingt versions.
Mais Lydia n’est pas qu’un corps : elle gère l’atelier, sélectionne les tissus, organise les séances de pose. Après la mort de Matisse en 1954, elle consacre sa vie à faire rayonner son œuvre. Elle publie plusieurs ouvrages et fait don de nombreuses pièces aux musées russes. À l’inverse de Kiki, elle incarne la muse dévouée, quasi monacale, à la limite de l’anonymat. Mais sans elle, une part majeure de l’œuvre tardive de Matisse n’aurait peut-être jamais existé.
Isadora Duncan (1877-1927), muse antique et incarnation du mouvement
Si Bourdelle a sculpté Isadora Duncan, c’est qu’elle était déjà une sculpture vivante. Drapée dans des tuniques grecques, pieds nus, cheveux au vent, elle dansait comme on prie : dans une tension entre les forces du corps et celles de l’âme. Pour Antoine Bourdelle, qui la découvre en 1909, elle devient une obsession. Il la grave dans la pierre du Théâtre des Champs-Élysées en 1913 et lui consacre plus de 150 œuvres : bustes, dessins, bas-reliefs.
Isadora est l’anti-ballerine. Elle rejette les corsets, les pointes, les ballets classiques. Elle fonde sa propre école, inspirée par la nature, la Grèce antique et la spontanéité du geste. Elle incarne une forme d’émancipation artistique et féminine qui bouleverse son époque. Et si son destin est tragique — étranglée par son écharpe dans une décapotable à Nice —, il est à l’image de sa vie : fulgurant, théâtral, profondément incarné.
Qu’elles soient amantes, modèles, secrétaires ou artistes à part entière, ces trois femmes interrogent le mythe de la muse : figure passive d’inspiration ou véritable co-autrice de l’œuvre ? La ligne est floue. Mais à l’heure où l’on revisite les récits dominants, leurs histoires méritent d’être racontées non pas comme des notes de bas de page, mais comme des chapitres majeurs de l’histoire de l’art.