Où l’on voit que l’air de nos poumons, qui nous permet de chanter, a connu bien des péripéties avant d’arriver à nous.
Je suis l’écho de l’aleph, l’espace avant la première lettre du Livre, le souffle sur les eaux, juste après le rien et juste avant le tout, je suis la possibilité de l’étincelle qui précède la toute première étoile et allume l’espace à elle seule, je suis ce qui fait vaciller toute chose advenant après moi, l’élan de la parole primordiale et le souffle inaugural, l’inspir et l’expir, je suis ce qui contient et enveloppe, et ce qui est dedans aussi, j’ouvre toute vie à la Vie, je suis de toute éternité le premier et le dernier chant du monde.
Quel que soit le nom que l’on me donne, aucun nom ne me nomme, aucune équation ne me définit, aucun discours ne me décrit sans que je sois le souffle qui l’ouvre, qui fraye et porte toute parole, toute langue. Je sais d’où je viens et où je vais, je connais mes limites et mes commencements, mais par-dessus tout, je sais tous les registres du chant, je les possède tous : c’est moi, et moi seul, qui les distribue, tels des trophées que rien ne justifie, présents que je donne et reprends à l’envi, sans limite de lieu ni de temps, aux humbles ou puissants, aux enfants, aux prophètes, et même aux animaux. Où que j’aille, où que je passe, je ne vois que néant et fétus de paille, rien n’est tellement plus que de l’être que je ne puisse l’emporter ou le réduire au non-être. L’humanité me dérobe chaque jour ses souffles innombrables mais ils naissent fragiles et finissent par se rendre à moi, toujours, tôt ou tard.
Pourtant, dans le courant de leurs courtes vies les humains parfois se retrouvent afin d’unir leurs voix, en les maîtrisant malgré moi, malgré ma fureur, ma folie et ma force. Ce n’est alors plus le même chant car il s’y mêle quelque chose de leur chair et qui n’appartient qu’à eux. J’en suis terriblement jaloux, car je n’ai pas cette propriété, et ne peux exprimer plus que moi. Eux seuls le peuvent, comme si le battement de leur cœur était un son en soi, une sorte de vibration faite pour en rencontrer une autre, s’accorder à elle et retrouver ainsi le mystérieux diapason qui lança le a de l’aleph, avant que je ne sois. Je n’ai peut-être pas de sentiments mais j’en inspire : musique, danse et poésie n’ont pas d’autre origine que moi. Oui, l’en-deçà du langage, langage du langage, langue des langues, oui, ce qui chante et danse le plus souverainement dans la parole : la Poésie, n’a pas d’autre source, elle ne provient que de la respiration, qui n’est qu’une infime partie du vent, comme la brise que l’on sent à peine sur la peau est l’inconnaissable demeure de l’Être.
> Le site de Thierry Machuel
> Illustration : extrait du Nocturne sur un texte de Benoît Richter (1999)
Compositeur, auteur et pianiste français né en 1962, il a consacré la majeure partie de son travail à l’art choral, sur des textes d’autrices et d’auteurs d’aujourd’hui dans une cinquantaine de langues. De nombreux prix et résidences ont jalonné sa carrière, Villa Médicis, Casa de Velazquez, Villa Kujoyama, prix de la Sacem, et le Grand Prix Lycéen des Compositeurs attribué à une très large majorité par les élèves et par leurs professeurs. Ses œuvres chorales sont chantées tant en Europe qu’en Asie ou aux Amériques. Plusieurs d’entre elles ont été étudiées par les lycéen.ne.s français.es dans le cadre de l’option musicale du baccalauréat 2013 et 2014.