Il y a dans les salles du Musée du Luxembourg à Paris une clarté particulière, presque minérale, comme un silence suspendu. Sur les murs blancs, les brous de noix, les encres et les gouaches de Pierre Soulages semblent respirer à leur propre rythme. Chacune des 130 feuilles exposées impose sa présence dans un souffle calme : ni esquisse ni étude, mais un territoire à part. C’est là que réside la justesse du choix d’Alfred Pacquement, commissaire de l’exposition Soulages, une autre lumière : replacer le papier au cœur même de la pensée picturale du peintre de Rodez. Jusqu’au 11 janvier 2026.
La transparence et l’opacité s’y affrontent. L’eau dilue la densité du pigment ; le pinceau, parfois remplacé par des brosses de peintre en bâtiment, creuse des rythmes. Soulages y découvre ce qu’il nommera plus tard « le battement des formes dans l’espace ». Alfred Pacquement choisit d’exposer ces œuvres de jeunesse non comme des archives, mais comme des fondations. Leur énergie contient déjà la radicalité de l’œuvre future. L’artiste est encore proche des surréalistes, exposé par hasard aux côtés d’Hartung ou Domela en Allemagne en 1948. Mais son chemin est ailleurs : il s’éloigne des dogmes, refuse l’illusion du geste spontané. Dans une lettre citée dans le catalogue, il écrit : « Une peinture est un tout organisé, un ensemble de relations entre des formes… Ces relations sont un transfert des relations de l’univers à une autre signification. » Ce « transfert » résume le cœur de sa démarche : l’abstraction non comme fuite, mais comme relecture du monde. Sur papier, ce rapport au réel passe par la lumière, non peinte mais révélée par le support lui-même. La blancheur du papier devient une présence active, le lieu d’un dialogue constant avec les zones sombres. Pacquement souligne cette tension : « Chez Soulages, le blanc n’est pas vide : il est silence, espace de résonance. » Dans la scénographie, les œuvres respirent. Les marges, laissées visibles, font vibrer la matière ; le spectateur est invité à circuler dans l’intervalle, à sentir l’air entre les formes.
« J’aime l’autorité du noir, sa gravité, son évidence, sa radicalité. Son puissant pouvoir de contraste donne une présence intense à toutes les couleurs »
Pierre oulages
Cette autorité du noir, Alfred Pacquement la nuance : il montre que l’artiste a toujours cherché dans le papier un espace plus fragile, plus poreux, où la lumière se faufile autrement. En effet, dans les années 1950, les gouaches et encres sur papier s’éloignent du brou de noix ; elles s’ouvrent à des rythmes plus amples. L’eau devient matière, le geste se fait plus aérien. Certaines œuvres de 1954 ou 1957, marouflées sur toile, révèlent une densité qu’on associerait volontiers à la gravure. L’écrivain Michel Ragon, qui fut l’un des premiers à écrire sur Soulages, notait dès 1962 : « Nous disons peintures sur papier, car il ne s’agit pas de dessins. » La formule, reprise dans l’exposition, trouve ici tout son sens.
Soulages est mort en 2022, à l’âge de 102 ans. L’hommage du Louvre, puis celui du Musée du Luxembourg, prennent valeur de célébration. « La peinture, dans ce qu’elle a d’essentiel, est une humanisation du monde », écrivait Soulages dès 1948. Cette phrase, gravée sur un mur à l’entrée de l’exposition, résume tout. Face à ces papiers, on comprend qu’il ne s’agissait pas d’un programme mais d’un état d’être. L’exposition en donne ici la preuve sensible : une humanisation silencieuse, patiente, où chaque trait ouvre un espace de résonance entre l’ombre et la lumière.