Âmes sensibles s’abstenir pourrait être le sous-titre des livres d’Éric Fottorino, tant le réel y est intense à chaque mot. Dans ses clichés, Ken Wongyoukhong ne rate jamais une occasion de monter le son de ses modèles.
Par Sylvie Hazebroucq
Quand le sensible perturbe toute notion temporelle.
Je découvre les personnages du roman de Fottorino, accoudée au zinc d’un bistrot de gare, de ce hasard qui vous aimante à quelqu’un. Les Gens Sensibles semblent surgir d’une profondeur qui bouleverse sans prévenir, celle du cœur verrouillé, enfouie sous le tumulte du quotidien qui ne voit plus rien que son train.
L’artiste Guyanais Ken Wongyoukhong les sublime. Ses portraits ne sont pas moins douloureux que magnifiques, à la fois. Son poète marocain émerge des terres de l’Atlas, un bout du monde proche de celui que Saïd doit quitter brutalement dans le livre de l’écrivain. Quitter sa terre, chercher la paix ailleurs… Comment garder son identité intacte dans cet équilibre tranché par des lames autoritaires ?
De la violence émerge cette marginalité imposée. Et voilà Clara, qui a perdu son insouciance et son corps dans un accident de voiture ; Fosco, son père ; Saïd, sa liberté dans un État qui n’a plus d’humanité. Un trio qui ne dort plus et qui traverse Paris, de nuit — road movie parfois presque épileptique — autour d’une maison d’édition à l’ère de l’excès, dans les années 90. La tension reste au bord des lèvres.
La délicatesse de l’auteur ne manque pas d’adoucir leur errance, dans ce texte magistral et attentif. Quel qu’il soit, l’exil fait perdre sa langue, pourtant, Fottorino trouve les mots.
Le langage de l’écrivain est aussi puissant que bouleversant ; la beauté résiste dans le drame. Le photographe a ce même talent d’écrire un chemin puissant vers la grâce, au milieu du chaos. Il fonctionne par séries ; ses portraits prennent corps ensemble. Il appréhende la solitude par une forme discrète, qui ne dit pas son but, mais qui fait foi de l’humanité. Deux formes de portraits sur le même tempo.
L’endroit de rencontre de Ken Wongyoukhong et d’Éric Fottorino est assurément entre deux terres, dans une gare, patiemment et sensiblement à l’écoute d’un regard.
Ne faut-il pas toujours être prêt à partir, nous dit Clara ?
La nostalgie n’est plus ce qu’elle était : elle parle du temps qu’on a seulement rêvé de prendre.
Qu’avons-nous fait de nos rêves tant qu’ils étaient vivants ?
Avec qui partageons-nous l’essentiel sans un mot ?
Que veut dire l’altérité sans courage ni engagement ?
Pleurer sans raison, à trouver ses refuges, l’émotion brute ses maîtres.
Le compte Instagram de Ken Wongyoukhong
Des Gens Sensibles d‘Eric Fottorino – Gallimard