« Êtes-vous triste ? » — la question claque comme cette phrase extraite d’un formulaire médical, sèche, impersonnelle. C’est pourtant elle que Sophie Calle choisit pour titre de sa vaste exposition monographique présentée jusqu’au 21 septembre au MRAC de Sérignan. Une rétrospective exceptionnelle, la première dans une institution à cette échelle en Occitanie, qui déploie 67 projets achevés, sur plus de 1 600 m².
« Tout a été reconfiguré avec elle », explique Clément Nouet, directeur du MRAC. Sophie Calle, qui partage sa vie entre le Gard et Paris, a accompagné pas à pas la mise en espace, reprenant, re-découpant, recomposant les pièces exposées. On y retrouve des œuvres emblématiques — La Visite médicale, Douleur exquise, Prenez soin de vous — aux côtés de projets plus rares.
Parmi ces huit grands ensembles, un attire une attention particulière par sa charge émotionnelle : La Dernière Image (2010). Dans cette série fondatrice, l’artiste interroge des personnes devenues aveugles : « Quelle est la dernière chose que vous avez vue ? » Les réponses sont brèves, intimes, parfois déchirantes. Un bus. Le visage d’un proche. Une homme, pistolet à la main. Chaque témoignage est présenté avec un portrait photographique du témoin, frontal, digne, sans effets. C’est là toute la force de cette œuvre : donner à entendre l’image mentale qui persiste au-delà de la vision, comme une mémoire visuelle ultime. Une tentative de retenir ce qui fuit. Et là, j’ai pensé : « Oui, je suis triste », car à mon tour, ma vue devient défaillante. Et ce jour-là, je suis allée « voir » l’exposition comme on entre dans un lieu où l’on espère que quelque chose va nous parler plus fort que la peur.
Autre moment suspendu de l’exposition : le diptyque vidéo consacré à la mort. À droite, l’image frontale de sa mère, allongée sur son lit, immobile. À gauche, un plan fixe tourné au Pôle Nord : une étendue glacée, des blocs de glace à la dérive, un silence de bout du monde. La première fois que j’ai vu cette vidéo, les icebergs m’ont paru glaçants, inaccessibles. Cette fois-ci, dans le contexte de l’exposition, ils m’ont semblé avoir atteint une forme de pureté, presque sacrée. Celle de la mort acceptée, sans fracas. Sophie Calle n’explique rien. Elle recueille, juxtapose, expose. Ce sont les visiteurs qui recomposent. L’œuvre devient alors miroir, surtout pour ceux dont le regard vacille ou s’efface. Elle interroge non seulement ce que nous voyons, mais ce que nous choisissons de garder.
Depuis la fin des années 70, Sophie Calle a construit une œuvre où l’intime devient matière à récit, encadré par une rigueur formelle et une distance feinte. Ses récits sont souvent des jeux à contraintes, des enquêtes menées sur elle-même ou sur les autres, toujours entre réalité et fiction. Lauréate du Prix Hasselblad en 2010, récompensée en 2024 à Tokyo par le prestigieux Praemium Imperiale, elle est aujourd’hui l’une des artistes françaises les plus reconnues à l’international. A Sérignan, l’exposition « Êtes-vous triste ? » propose un parcours construit comme un journal éclaté, fait de douleurs, de silences, de rituels et d’humour aussi. Elle ne suit pas la chronologie, mais une logique de récit fragmentaire. Comme toujours chez Sophie Calle, la narration est une stratégie : pour se tenir debout, pour affronter l’absence, pour rendre visible ce qui s’efface.