Niché dans un hôtel particulier du Marais qui abrite depuis 1929 les trésors légués à la Ville de Paris par Ernest Cognacq et Marie-Louise Jaÿ, le musée Cognacq-Jay cultive l’esprit des Lumières. C’est dans ce contexte, à la fois patrimonial et intellectuel, que s’ouvre l’exposition Correspondances d’Agnès Thurnauer, du 2 octobre 2025 au 8 février 2026.
Artiste franco-suisse, Agnès Thurnauer a fait de la peinture un terrain de réflexion sur le langage, l’identité et la visibilité des femmes dans l’histoire de l’art. Son œuvre, traversée par des séries comme Portraits grandeur nature, Matrices, Prédelles ou Tablettes, interroge le rapport entre texte et image, figure et abstraction. Avec ses Correspondances au musée Cognac-Jay, Agnès Thurnauer s’attaque à un défi : mettre son univers conceptuel et pictural en dialogue avec l’art du XVIIIe siècle. Mais loin d’un face-à-face figé, elle propose un échange vivant, une véritable « correspondance » où les œuvres s’éclairent mutuellement. Le choix n’est pas anodin : le XVIIIe fut à la fois le siècle des Lumières et un âge ambigu pour les femmes artistes et savantes. C’est cette tension entre ouverture intellectuelle et persistance de l’exclusion qu’Agnès Thurnauer choisit de questionner.
Dès l’entrée, le visiteur est frappé par une série de portraits monumentaux qui ne représentent personne et pourtant disent tout : les Portraits grandeur nature de Thurnauer. Deux œuvres reprennent le principe du badge nominatif – cet objet utilitaire, qui dit l’identité – mais le transposent à l’échelle du tableau d’apparat. On peut y lire : « Françoise Boucher », et « Emmanuelle Kant ». Que se serait-il passé si le favori de Madame de Pompadour, François Boucher, avait été une Françoise ? Si Emmanuel Kant, auteur de la Critique de la raison pure, avait été une philosophe prussienne répondant au nom d’Emmanuelle ? L’effet est saisissant, à la fois drôle et dérangeant. Derrière la légèreté apparente, c’est tout un système de légitimation qui vacille. Le badge, devenu peinture monumentale, se charge d’une puissance critique. Il questionne les critères culturels qui façonnent l’histoire, il nous oblige à mesurer combien le féminin a été minoré, relégué, invisibilisé.
La salle suivante déploie un autre axe du travail d’Agnès Thurnauer : la peinture comme expérience du temps. En contrepoint des vues vénitiennes de Canaletto, l’artiste présente une toile où s’étend un ciel densément nuageux, traversé du mot « Now ». Là où Canaletto fixait dans une précision quasi photographique les paysages de sa ville, Agnès Thurnauer préfère l’instabilité des atmosphères, la mémoire flottante des nuages. Le mot « Now » agit comme une injonction : l’art n’est pas seulement mémoire, il est d’abord expérience immédiate. En regardant ces deux toiles, on mesure à quel point le XVIIIe siècle, souvent perçu comme un âge d’or figé, peut être réactivé dans le présent. Le nuage, motif instable par excellence, devient une métaphore de cette temporalité ouverte.
Le corps à l’œuvre : Sleepwalker et les matrices du langage
Avec la troisième salle, le parcours prend une dimension plus corporelle et introspective. L’œuvre Sleepwalker (2013) y est centrale : Agnès Thurnauer s’y représente nue, de dos, dans son atelier. Mais loin de L’odalisque lascive peinte par François Boucher en 1743, il s’agit ici d’un corps assumé, brut, offert sans fard au regard. L’artiste inverse les codes de la peinture érotique : elle ne propose pas son corps comme objet de désir, mais comme sujet de réflexion. Le titre en français, Somnambule, ajoute une note de fragilité, comme si la présence à soi-même se faisait à la limite de la conscience. Cette salle présente également les Matrices, sculptures de lettres en plâtre. Privées de leur fonction linguistique immédiate, ces formes alphabétiques apparaissent comme des architectures vides, prêtes à accueillir du sens. C’est tout le projet d’Agnès Thurnauer : rappeler que le langage est structure, matrice, potentiel, et que c’est dans cet espace ouvert que peut se loger la pensée.
La quatrième salle met magnifiquement en dialogue Perrette et le pot au lait (1770) de Fragonard avec la série Into Abstraction de Thurnauer (le triptyque en photo d’ouverture). Là encore, le parallèle est audacieux. Chez Fragonard, la laitière sens dessus dessous incarne l’archétype de la chute féminine, du faux pas érotisé. Chez Agnès Thurnauer, le corps en mouvement est transcrit en dessins, comme une chorégraphie picturale. Ce qui était dans la peinture du XVIIIe une métaphore morale et érotique devient, au XXIe, une célébration du mouvement, de l’énergie vitale. L’abstraction permet d’échapper aux assignations, d’ouvrir un champ d’expérimentation où le corps féminin n’est plus fétiche mais sujet actif.
Émilie du Châtelet et Emmanuelle Kant: un double hommage
Les cinquième et sixième salles sont peut-être les plus émouvantes du parcours. On y retrouve Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet, mathématicienne et physicienne de renom, traductrice de Newton, compagne de Voltaire et véritable pionnière de la pensée scientifique. Issu d’une collection privée, son portrait est celui d’une femme à sa table de travail peint par Maurice Quentin de La Tour. Une intellectuelle hors du commun à écouter l’émission qui lui est consacrée sur France Culture. Face à ce portrait d’Emilie du Châtelet, les œuvres d’Agnès Thurnauer résonnent comme des hommages : les Prédelles, ces diptyques jouent alors sur le double sens de « près d’elles ». Le jeu linguistique devient manifeste plastique. D’un côté, le portrait d’Émilie du Châtelet; de l’autre – un étage plus bas – le badge monumental « Emmanuelle Kant ». La première témoigne de ce qui a été, la seconde de ce qui aurait pu être. Ensemble, elles ouvrent un espace de réflexion sur la place des femmes dans la généalogie intellectuelle et artistique.
À travers ce parcours à la scénographie soignée, on mesure combien l’œuvre d’Agnès Thurnauer est cohérente et profondément habitée par une même question : comment le langage structure-t-il notre rapport au monde ? Depuis ses premières féminisations de noms d’artistes – Marcelle Duchamp, Francine Picabia – jusqu’aux Matrices ou aux Prédelles, l’artiste n’a cessé d’explorer les zones où le langage devient image, où l’image devient texte. L’exposition Correspondances au musée Cognacq-Jay est une véritable réécriture des Lumières. En confrontant Boucher, Fragonard, Canaletto ou Kauffmann aux Portraits grandeur nature, aux Sleepwalker, aux Matrices et aux Tablettes, Agnès Thurnauer nous rappelle que l’histoire de l’art est un récit à réévaluer sans cesse. Elle nous montre que les femmes artistes, écrivaines, savantes ont été présentes, mais marginalisées, et que leur redécouverte change notre compréhension du passé. Enfin, elle honore l’esprit des Lumières tout en l’ouvrant aux défis du XXIe siècle.
Infos pratiques Exposition : Agnès Thurnauer – Correspondances
Lieu : Musée Cognacq-Jay, 8 rue Elzévir, 75003 Paris
Dates : du 2 octobre 2025 au 8 février 2026
Horaires : du mardi au dimanche, de 10h à 18h (fermé le lundi et certains jours fériés)
Tarifs : plein tarif 11 € ; tarif réduit 9 € (entrée valable pour l’exposition et les collections
Contacts : 01 40 27 07 21 – reservation.cognacqjay@paris.frSite : museecognacqjay.paris.fr Instagram @MuseeCognacqJay
Réservations en ligne : billetterie-parismusees.paris.fr