L’œuvre d’art est un outil de dénonciation. Dans la période actuelle, intéresserons-nous à la pratique artistique au service du combat contre le racisme. Voici une sélection qui mérite l’attention. Autour de ce combat, Keith Haring est loin d’être le seul artiste impliqué, bien au contraire. De Henry Ossawa Tanner au réalisateur américain Spike Lee en passant par la grande Elizabeth Catlett, nombre de grandes figures artistiques ont marqué l’art par leur engagement. Ici, la voix est à des artistes très différents les uns des autres : l’illustrateur américain Norman Rockwell (1894-1978) et son oeuvre réaliste ; Jean-Michel Basquiat (1960-1988) et son esprit torturé ; l’Américaine Dana Schutz (née en 1976) et son pouvoir narratif.
Keith Haring, artiste connu pour l’identité singulière de son oeuvre et l’histoire tragique de sa vie, a consacré son travail à la dénonciation de la société occidentale et la place qu’elle laisse aux minorités. Dans cette oeuvre « Free South Africa » datant de 1985, le graffeur américain s’attaque au racisme que subit la population noire en Afrique du Sud, alors que la période connait une résurgence des violences raciales.
Norman Rockwell et sa peinture Southern Justice. L’illustrateur américain connu pour ses contributions au journal The Saturday Evening puis au magazine Look, s’est placé comme un »Storyteller », un artiste témoin de son époque. En 1965, alors qu’il jouit d’une certaine popularité, l’artiste décide de consacrer une de ses toiles à la narration de l’assassinat de trois jeunes travailleurs sociaux. Il y raconte l’histoire tragique de trois jeunes, deux blancs et un noir, qui ont perdu la vie alors qu’ils effectuaient une mission sociale dans l’Etat du Mississippi. Leurs agresseurs, des membres du Ku Klux Klan, n’ont pas aimé leur »intrusion » dans leur ville et ont décidé de tuer par balle les deux jeunes hommes blancs tandis qu’ils battirent à mort l’homme noir. Dans sa toile, Rockwell y figure un réalisme éclairé, dont la lumière des torches dessert les ombres menaçantes des agresseurs sur la terre battue. Un homme est déjà gisant sur le sol et annonce le sort fatal des deux autres. Ces derniers se soutiennent fraternellement dans cet affront qu’ils n’ont pas souhaité. Cette oeuvre qui marqua les lecteurs du Look se place comme un témoignage quasi-empirique des violences dont sont victimes les personnes qui veulent aider la population noire américaine dans certaines régions des Etats-Unis. Grâce à Norman Rockwell, ce crime restera gravé dans l’histoire de l’art occidental.
Jean-Michel Basquiat fait partie du tristement célèbre club des 27. Décédé d’une overdose en 1988 après de multiples tentatives de désintoxication, l’artiste nous laisse à sa mort près d’un millier d’oeuvres dénonçant le racisme dont il fut lui-même victime. Ce jeune haïtien connait un succès spectaculaire et s’installe très vite dans le New-York des années 70-80. Là-bas, il expérimente le quotidien que connait n’importe quel être noir américain, peu importe sa notoriété. Discriminations et violences font alors parti de son quotidien, les taxis ne s’arrêtent pas pour son pouce levé – faute d’être de la mauvaise couleur – et son pas d’homme serein devient rapidement celui d’un homme oppressé. Il devient un fervent admirateur du prêcheur Malcolm X, des figures marquantes du jazz comme Charlie Parker et Dizzie Gillespie et des figures sportives, notamment celles de la boxe qui sont pour lui en première ligne. Il le dit lui-même, son art est à 80% engagé par la haine. L’une de ses oeuvres les plus connues est Irony of negro policeman. Avec son style très torturé, Basquiat dresse le portrait d’un homme noir policier, incarnant la singularité de cette présence d’un homme noir dans un »métier de blanc’’ à cette époque. Il y est écrit à son côté »Irony of negro plcemn », ce dernier mot n’est pas un oubli de lettres mais bien un geste volontaire de laisser incomplet ce mot qui définit l’être présenté, comme si celui-ci ne pouvait être un vrai »policeman ». Cette toile fait partie des très nombreuses oeuvres qui nous offrent des figures abstraites d’hommes rappelant les formes des fétiches africains et de leur art brut que l’on aime désigner »art primitif ».
Elisabeth Catlett aborde la place de la femme noire aux Etats-Unis. Dans l’art afro-américain, Elisabeth Catlett est sûrement la figure la plus marquante du milieu du XXe siècle. Elle est née en 1915 dans une famille modeste, descendante par sa mère comme son père d’esclaves affranchis. L’histoire de sa famille et les « affrosités » vécues et racontées par sa grand-mère marquent profondément la jeune fille. Alors qu’elle est très tôt initiée dans le domaine de l’art, Catlett étudie la peinture et la sculpture dans des établissements réservés aux noirs qui ont des débouchés très limités. Après un interstice où elle donne des cours d’arts plastiques dans un lycée, elle reprends ses études à l’université d’Iowa sous la tutelle de Grant Wood, auteur du très fameux tableau American Gothic. La carrière d’Elisabeth Catlett décolle. Elle devient la première femme noire diplômée des beaux-arts en 1940. La gravure I have special reservations de 1946 témoigne de la production artistique foisonnante de Catlett qui vise à montrer le quotidien de la population noire pendant la ségrégation. L’accent est mis sur la femme. Son oeuvre rassemble aujourd’hui de nombreuses peintures, estampes et sculptures exposées dans les plus grands musées. Elle y dénonce, de façon inédite à l’époque, les inégalités que subissent les femmes noires aux Etats-Unis. Elle est l’une des figures les plus marquantes de cette lutte contre le racisme et la misogynie.
Dana Schutz livre la mémoire d’Emmett Till dans Open Casket. Mort d’un homme noir abattu sans aucune justification par un policier blanc en Louisiane : c’était en 2016. Dana Schutz (née en 1976) est marquée par ce meurtre. Elle y trouve alors une certaine analogie avec une histoire bien lointaine aujourd’hui, celle du jeune Emmett Till. En 1955, ce jeune garçon de 14 ans meurt torturé et lynché par deux hommes blancs pour la raison suivante : »il a manqué de respect à une femme blanche ». Il est aujourd’hui difficile d’oublier cet épisode qui est l’un des plus tragiques de l’histoire afro-américaine depuis l’abolition de l’esclavage et notre artiste peintre a décidé de nous faire revivre l’histoire avec son pinceau. À la biennale du Whitney Museum of American Art de 2017 où l’oeuvre est exposée pour la première fois, la toile fait débat et est menacée de destruction car, pour certains, c’est juste ’’une blanche qui exploite la souffrance des noirs ». Prévoyant ce genre d’accusation, l’artiste garde la tête haute et réussit à sauver son oeuvre de la destruction. Dans une interview, Dana Schutz déclare : »Ce qui fut caché, fut maintenant révélé ».
De nombreux artistes suivent le pas et mettent leur pratique au service de ce combat qui est malheureusement aussi vieux que notre société. Après la mort de George Floyd, ce combat s’est amplifié. Avec des hashtags comme #blackart ou #blackartist sur Instagram, la pratique artistique est présente, notamment sur les réseaux qui sont aujourd’hui le meilleur intermédiaire pour partager librement ses oeuvres. L’occasion de rappeler le mot du poète mauricien Malcolm de Chazal : Les couleurs sont les empreintes digitales du soleil.
Thomas Michel