[Les livres sont des œuvres d’art ] Pierre Lemaitre & Robinson Germain par Sylvie Hazebroucq

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Si je devais penser le roman Un Avenir Radieux de Pierre Lemaitre comme une œuvre d’art, j’opterai pour Lincoln Center de Robinson Germain, photographie sombre et solaire à la fois, plongée contemporaine dans une cité autant que dans une intimité.

Par Sylvie Hazebroucq

Dans cette photographie, un type joue du saxo, répète, seul, sous un éclairage pas tout à fait froid, devant une baie vitrée donnant sur l’extérieur, dans une pièce vide et devant trois portes prêtent à s’ouvrir sur… trois placards ? trois sorties ? trois espaces ? Le mystère est singulier, il ne nous interroge pas tout à fait, un ressort implacable des romans de Lemaitre ou l’art d’insinuer pour créer l’addiction. Un rideau marron mais transparent dissimule mal le musicien mais cherche à lui donner une vague tenue de spectacle. Quels ressorts de cette société tyrannisée par « le spectacle » nous enferme dans des rôles que nous ne savons pas tenir sur la longueur, nous donne envie de fuir, voilà une des questions que les protagonistes de l’écrivain doivent se poser quand l’auteur leur laisse un moment de répit, n’est pas personnage de Lemaitre qui veut, il faut du répondant, du souffle, celui d’un joueur de saxophone, par exemple.

Devant ce saxophoniste, en contrebas, dans une lecture à plusieurs niveaux, dehors, dans ce qui semble être un début de nuit entre deux saisons, une ombre floue descend (ou dévale ?) un escalier. L’éclairage extérieur a des allures de souterrain, comme si la lumière jaillissait indirectement, en dessous et au dessus à la fois, question de point de vue.

Voilà beaucoup d’analogies à l’écriture de Pierre Lemaitre.

Plonger dans un roman de l’auteur revient à lâcher ses repères pour découvrir ce que la nature humaine a de plus puissant : ses contradictions. L’œuvre littéraire tout entière (Un Avenir Radieux s’inscrit dans une saga palpitante autour de la famille Pelletier sur plusieurs générations) regorge de sous-entendus, de personnages flous qui dévalent des escaliers au lieu de faire face à leur responsabilités, de lumières blafardes sur des vérités inaudibles, de joies et de petites musiques savoureuses dans une architecture littéraire enlevée, réjouissante, où la légèreté flirte avec le chaos, sans voir tout de suite d’où vient le drame.

Le rythme, ou plutôt les rythmes, tant tout ce petit monde se croise et s’affaire suivant des tempos de grand orchestre, donne un opéra moderne, à chacun sa partition dans ce qui pourrait être un théâtre foisonnant : le quotidien ? Une scène banale de répétition musicale à la nuit tombée, par exemple, qui transpire l’interrogation sans qu’on sache pourquoi.

Peinture d’une époque, de la famille française aux codes culturels et autres références qui ne peuvent que nous saisir individuellement, le roman ne cesse de nous rappeler la nécessité de prendre en considération l’individu dans ce qui fait société. La photographie, elle, nous plonge dans une ambiance américaine, une musique à la Truffaut, qui donnerait le LA d’un cliché (au sens photographique) culturel d’une Amérique qui vit dans ce centre culturel new yorkais, et sa douzaine de compagnies artistiques, un autre genre de famille, résistante aux exigences des autres. Du Pierre Lemaitre. Être à côté ne veut dire ni voir ni entendre, parfois la baie vitrée est trop épaisse et la lumière manquante, ou trop dissimulée sous une rampe d’escalier. Il est bien question du visible, du net, du (presque) transparent, d’un jeu de superposition.

On pense au film Anatomie d’une Chute, dérangeant : le quotidien (encore lui !) aura t il eu raison de ce couple là ? Et voilà les Pelletiers en plein drame, eux aussi, qu’est-ce qui use ?

Si le personnage au premier plan de la photographie semble détaché, est-ce un cynisme ? Une impression ? Une interprétation ? Que voyons-nous des autres et que faisons nous de ce que nous voyons ? Lemaitre nous empêche de dévaler l’escalier sans nous interroger d’abord sur notre rapport à l’altérité, dans un mouvement incessant, théâtral. Pour un peu, on entendrait le bruit des talons dans l’escalier à Manhattan et celui des portes qui claquent dans Un Avenir Radieux.

Alors si au fond, vivre n’est qu’une suite de photographies instantanées, qui mieux que Pierre Lemaitre pour en écrire les nuances et les tonalités ?

> Tous les livres de Pierre Lemaitre mollat.com
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Photographie : Lincoln Center (2024) © Robinson Germain