Alain Passard, le chef de l’Arpège découpe les saisons comme Matisse ses papiers

0
113

À l’Arpège, son restaurant triplement étoilé de la rue de Varenne à Paris, le chef breton cisèle le goût comme un plasticien travaille la couleur. Pour Alain Pässard, une sauce se monte avec un sourire, un copeau de beurre salé et un soupçon de lumière. Ce n’est pas une formule : c’est une esthétique, un art de vivre. Quand il déclare sur France Inter que « son métier le fait sourire tous les matins », on comprend qu’il parle moins d’un travail que d’un engagement sensoriel, poétique et total.

Devant les œuvres,Alain Passard parle comme en cuisine : de vibrations, de textures, de nuances. Il regarde les légumes comme d’autres regardent un nu ou une nature morte. Une tomate n’est pas une tomate : c’est un camaïeu de rouges, un récit de terroirs. L’oseille rouge l’inspire comme une gouache rubis, le citron vert devient céladon au contact du miel d’acacia et de l’huile d’olive. À chaque couleur, son plat ; à chaque plat, son image. Car Passard cuisine aussi avec les ciseaux et la colle. Depuis plus de vingt ans, Alain Passard crée des collages à partir de ses recettes. Le plat naît parfois avant l’image, parfois après. Ce va-et-vient entre cuisine et collage révèle une même quête : celle de l’harmonie. Dans ses œuvres sur papier, les titres évoquent autant la gastronomie que la peinture : « Émotion pourpre au parmesan », « Navets mauves et pommes de terre nouvelles à la tomate rouge », « Avocats soufflés au chocolat noir »… Le sommaire de ses livres se lit comme un recueil de poésie culinaire, où l’on devine autant Chardin dans la lumière des légumes que Matisse dans la découpe des formes.

« La cuisine est un voyage »,
Alain Passard

La vie d’Alain Passard commence en 1956 à La Guerche-de-Bretagne. Issu d’une famille de musiciens, il grandit entre piano et saxophone. Très jeune, il choisit la cuisine, entre en apprentissage à 14 ans, passe par La Chaumière à Reims, puis rejoint Alain Senderens à L’Archestrate. Il a 26 ans lorsqu’il devient le plus jeune chef doublement étoilé au Guide Michelin. En 1986, il reprend L’Archestrate, le rebaptise « L’Arpège » en hommage à la musique, et décroche une à une les étoiles. La troisième arrive en 1996. Il ne la lâchera plus.

Mais c’est en 2001 qu’il surprend tout le monde : il retire la viande rouge de sa carte pour se consacrer aux légumes. Visionnaire ? Provocateur ? Passard préfère dire qu’il suit son intuition. Il achète trois potagers (dans la Sarthe, l’Eure et la Manche) pour nourrir lui-même ses créations. Il y fait pousser ses couleurs. Il récolte ses gammes. Le jardin devient atelier. Les saisons, matières premières. Chaque mois a sa palette. L’été explose, l’automne crépite, l’hiver s’efface en nuances pâles.

Son potager est aussi son studio. À l’instar d’un Picasso, le motif Arlequin s’invite dans une jardinière. Peut-on parler d’un cubisme culinaire ? Une évidence face à sa ratatouille « bigouden » au beurre salé, mi-crue mi-cuite, qui évoque la mosaïque des xenia antiques. Chaque plat est une escale. Chaque collage, une carte sensible.

En 2016, une émission de la série Chef’s Table lui est consacrée. En 2019, ses pairs lui décernent le prestigieux Chef’s Choice Award dans le classement World’s 50 Best Restaurants. Ses livres s’arrachent, ses collages s’exposent. Passard devient une figure transversale, entre gastronomie et arts visuels.

Ce qui frappe dans son geste, c’est l’intuition. Il y a chez lui du musicien improvisateur, de l’artisan exigeant, du voyageur immobile. La cuisine devient un théâtre silencieux, un espace de transfiguration. Un radis peut devenir icône. Une assiette, vitrail.

Alain Passard compose une œuvre double : éphémère dans l’assiette, pérenne sur le papier. Il ne cherche pas à figer le vivant, mais à lui donner un second souffle. Son art ne se dit pas, il se goûte, se regarde, se respire. Un art total, en somme. À déguster des yeux, le sourire aux lèvres.