Loin des écoles, des cénacles et des doctrines, Gaston Chaissac a tracé un sillon singulier. L’exposition « Visages magiques – Gaston Chaissac & les autres », au musée d’Art moderne de Fontevraud, révèle la cohérence d’une œuvre en rupture assumée avec l’Art brut. À travers 120 pièces, elle redonne au peintre-poète toute sa complexité, sa lucidité et sa modernité. Jusqu’au 5 octobre.
« Je resterai sans doute pour beaucoup une énigme»
Né en 1910 dans une famille modeste, autodidacte, formé en marge, Gaston Chaissac a rapidement compris que sa voie serait celle de l’indépendance. « J’aime mieux être seul que mal accompagné dans une école d’art, » écrit-il en 1949. Découvert par Jeanne Kosnick-Kloss et Otto Freundlich, il entretient des liens épistolaires avec Jean Dubuffet qui, dans un premier temps, l’intègre à son « art brut ». Mais très vite, Chaissac se démarque. « Je me suis fait une gloire d’être l’homme du dehors, » écrit-il encore. Il se méfie des étiquettes. L’exposition « Visages magiques – Gaston Chaissac & les autres » le prouve : ses figures stylisées, ses visages graphiques et bariolés, ses collages faits de matériaux pauvres n’obéissent à aucune école. Il crée un langage visuel aussi enfantin qu’érudit, jubilatoire et profond.
Gaston Chaissac, Sans titre (1947), gouache sur papier – collection Galerie Louis Carré & Cie
Un regard neuf sur les visages
Le parcours de l’exposition est construit autour du thème du visage, du masque, de la figure humaine, omniprésents dans l’œuvre de Chaissac. À Fontevraud, ses œuvres dialoguent avec Picasso, Dubuffet, Freundlich, mais aussi des masques africains ou océaniens et des œuvres contemporaines de Romain Bernini. Ce dispositif éclaire avec force ce que Chaissac pressentait : que son art, enraciné dans l’archaïsme et l’intuition, parlait un langage universel.
Dans une lettre à l’écrivain Paulhan, il affirme : « Je fais du moderne avec du rustique, du sacré avec du dérisoire. » Cette tension irrigue toute son œuvre, et c’est ce que révèle l’exposition : un art situé hors des normes, mais traversé par une conscience aiguë de son époque.
Chaissac, contemporain malgré lui
On est frappé par l’étrange actualité de son œuvre. Avec ses aplats de couleurs vives cerclés de noir des débuts, ses graffitis raffinés, ses personnages à la fois grotesques et tendres, Gaston Chaissac semble préfigurer la bande dessinée ou le street art. Il revendique l’humour, le jeu, mais avec une profondeur existentielle. « Je suis un homme d’âme rustique et de pensée raffinée », écrit-il dans une lettre à un ami. En cela, il avait raison de s’écarter de la définition stricte de l’Art brut défendue par Dubuffet. Il ne se voulait ni naïf, ni « brut » au sens de l’isolement pathologique. Il écrivait encore : « Je suis un solitaire solidaire. » L’exposition montre avec pertinence combien son œuvre, loin d’un art de la marge, dialogue avec le monde, avec la littérature, la philosophie, les arts anciens et les avant-gardes.
Une scénographie habitée
Curatée par Dominique Gagneux, directrice du musée, l’exposition adopte une approche sensible et rigoureuse, fondée sur une lecture fine des œuvres de Chaissac. Elle crée des correspondances formelles et symboliques à la fois surprenantes et justes, qui permettent de mesurer l’étendue du champ visuel et mental dans lequel s’inscrit l’artiste. Les pièces issues du Musée d’Art moderne des Sables-d’Olonne (MASC), du musée du Quai Branly, du musée Jean Dubuffet, et bien sûr de la collection Cligman, composent un réseau d’échos, de tensions et de rapprochements qui révèlent Chaissac comme un plasticien réflexif. Un artiste capable, par instinct mais aussi par lucidité, de convoquer des formes venues de l’art lointain ou contemporain, de les détourner et de les intégrer à son propre langage. L’exposition montre ainsi que son geste n’est ni brut ni naïf, mais profondément construit, fruit d’une quête esthétique et anthropologique assumée.